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333e sous-sol : le centre de la
terre !
Le parachute s’ouvrit sèchement. Arrêtée net dans sa plongée, Peggy Sue eut l’impression de remonter de plusieurs mètres. Les sangles lui scièrent les épaules, mais elle serra les dents. A présent, elle planait dans la cheminée du volcan éteint, et la lumière diminuait au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans les entrailles de la terre.
Une odeur étrange l’enveloppait, mélange de moisissure et de suie. Cela sentait le champignon et le feu de bois, les feuilles qui pourrissent sous la pluie en automne, la taupe pas lavée, le terrier mal tenu, la cave remplie de crottes de rats, l’eau de toilette pour cafard, l’après-rasage pour squelette… et d’autres choses encore qui donnent généralement envie de se boucher les narines.
Le chien bleu tremblait dans son harnais, contre la poitrine de sa maîtresse. Il avait peur, lui aussi.
Le grand parachute flottait mollement ; de temps à autre, les courants d’air en provenance des profondeurs le faisaient remonter d’une dizaine de mètres.
« Je commence à comprendre pourquoi il faut attendre trois mois avant de toucher le fond, songea Peggy. Si pour deux pas en avant, on en fait quatre en arrière, on ne risque pas de battre des records de vitesse ! »
Ces mouvements contraires de descente et de remontée brutale lui donnaient le mal de mer.
Mais ce qui l’inquiétait plus que tout, c’était la disparition de la lumière. Allait-elle devoir dériver dans les ténèbres absolues pendant 90 jours ?
À ce train-là, elle risquait de devenir aveugle dès qu’elle retrouverait l’éclat du soleil. Comme tous les animaux, le chien bleu bénéficiait d’une vision nocturne plus performante que celle des humains. Là où Peggy ne voyait qu’une masse noire, il distinguait jusqu’aux plus petits détails.
— Ça risque de ne pas être très marrant, non ? grommela-t-il.
— On n’est pas là pour s’amuser, fit valoir Peggy, mais pour sauver des gens.
Les deux amis descendirent ainsi pendant une heure. Maintenant, il faisait tout à fait nuit dans la cheminée. Quand Peggy Sue levait la tête, elle apercevait un rond de soleil à travers la toile du parachute, juste au-dessus d’elle. C’était l’orifice du cratère. Elle frissonna en constatant que l’ouverture lui paraissait à peine plus grosse que le cadran d’une montre-bracelet.
L’humidité pénétrait ses vêtements. L’atmosphère était celle d’une cave, d’une crypte oubliée, d’une caverne pleine de chauves-souris…
Elle tendit l’oreille, essayant de capter les conversations des gens du village qui devaient normalement se trouver au-dessous d’elle. Hélas, les ululements du vent rendaient la chose impossible.
*
Elle tomba ainsi toute la journée… puis celle du lendemain, et encore celle du surlendemain. Quand l’obscurité l’oppressait, elle secouait la lampe à vers luisants accrochée à sa ceinture. Une lumière verte se répandait alors, éclairant les parois de la cheminée. Ce spectacle n’avait rien de rassurant, car les murailles révélaient des découpes abruptes qui faisaient penser à des crocs plantés n’importe comment dans la gueule d’un gigantesque crocodile.
Pour passer le temps, Peggy et le chien se racontèrent d’abord des histoires, puis, à court d’imagination, ils se demandèrent ce qu’ils aimeraient faire dans la vie, plus tard, quand ils seraient définitivement débarrassés des Invisibles.
— Je voudrais devenir acteur, déclara l’animal. Je jouerais dans des séries télé pour les bêtes, dans des aventures qui n’intéresseraient que les animaux, pas les hommes. De cette manière, quand les humains s’en vont au travail et qu’ils laissent leur chat ou leur chien seuls à la maison, ceux-ci pourraient se distraire en regardant la télévision. Peu à peu, je deviendrais producteur de séries pour les bêtes. Des séries pour chiens, des séries pour chats. Il y aurait des aventures avec des loups… des chiens perdus qui se retrouveraient à la fourrière et tenteraient de s’évader. J’ai plein d’idées. Je chanterai aussi. Des chansons pour les chiens.
— En aboyant ?
— Bien sûr. Vous, les humains, ça vous casse les oreilles. Mais les chiens aiment aboyer. Je ferais du rock pour chiens. Je crois que j’ai le rythme dans la peau. J’ai déjà pensé à certaines chansons. Je te les chanterai pendant la descente, ça te passera le temps.
— Heu… oui, pourquoi pas, fit Peggy Sue avec prudence. Moi, j’aimerais ouvrir une boutique de fringues. Des fringues que j’inventerais moi-même à partir de trucs récupérés. Des T-shirts en fausse fourrure léopard, par exemple. Je prendrais de vieilles bottes, je les découperais pour leur donner des formes marrantes. Je fabriquerais des impers avec des sacs poubelles. Tu vois, des trucs de récupération.
— Tu pourrais faire aussi des vêtements pour animaux, suggéra le chien bleu. Des trucs branchés. Des super-cravates parfumées au poulet, au bacon. Des cravates qu’on pourrait mâchouiller quand on aurait faim. Oui, des vêtements qui se mangent ! Ça, ce serait une vraie bonne idée ! On les dévorerait quand on n’en aurait plus besoin. Ça éviterait d’avoir à les laver et à les repasser.
Ce bavardage télépathique les aidait à passer le temps et combattait l’inquiétude qui s’insinuait en eux. A la fin de la première semaine, le chien bleu insista pour chanter la demi-douzaine de chansons qu’il avait « écrites » dans sa tête. Débuta alors un horrible concert d’aboiements qui résonna comme une avalanche dans la cheminée du volcan. Peggy Sue luttait pour ne pas se boucher les oreilles.
« Si les échos de ce récital montent jusqu’à Samuel Paddington, songea-t-elle, le pauvre homme doit penser que tous les démons de l’enfer hurlent au fond du gouffre ! »
*
Ils se nourrissaient grâce aux aliments microscopiques préparés par Granny Katy et buvaient l’eau concentrée contenue dans la gourde. Peggy Sue devait toutefois surveiller le chien bleu lors des repas, car il était si glouton qu’il aurait bien avalé trente poulets miniaturisés d’un coup, quitte à devenir plus gros qu’une vache !
Peggy se débrouillait de mieux en mieux dans l’obscurité. Ses doigts avaient acquis une dextérité instinctive qui leur permettait de travailler à l’aveuglette sans provoquer de catastrophe.
Quand l’ennui devenait trop fort, l’adolescente et l’animal faisaient la sieste. C’était une sensation curieuse de s’assoupir alors qu’on tombait dans le vide ! Au début, Peggy éprouvait de la difficulté à sommeiller car elle redoutait d’être réveillée par le choc brutal qui ne manquerait pas de se produire lorsqu’elle toucherait le fond. Ce choc ne se produisant pas, elle avait fini par s’habituer à cette chute interminable. Elle fermait les yeux et se laissait bercer par les courants d’air. Finalement, ce n’était pas désagréable.
*
Au début de la deuxième semaine, Peggy entendit des voix autour d’elle. Des voix d’hommes, de femmes, mais aussi d’enfants. Ces chuchotis tournoyaient dans l’obscurité, comme portés par le vent.
— Tu entends ? dit-elle au chien bleu. Tu crois que ce sont des échos provenant d’en bas ?
— Non, fit son compagnon. C’est réellement autour de nous. Écoute ! Il y a des bruits d’ailes… Je ne sais pas ce dont il s’agit, mais ça vole dans les ténèbres.
— Des gens qui volent ? haleta l’adolescente. Tu veux dire des… anges ?
— Je ne sais pas. En tout cas, ça sent la plume. Ça empesterait même la volaille.
Peggy crispa les doigts sur les sangles du parachute. Devait-elle allumer sa torche magique ? Ne risquait-elle pas de provoquer la colère des créatures ailées ? Le chien bleu avait raison. Quand elle tendait l’oreille, elle repérait le froissement caractéristique que produit un pigeon lorsqu’il vous frôle.
— Ils nous encerclent, lui murmura mentalement le chien. Ils se perchent sur les saillies de la roche et se lancent dans le vide pour tourbillonner dans les courants aériens. Il y en a beaucoup.
Peggy se rejeta en arrière, le bout d’une aile venait de lui effleurer la joue ! Des images effrayantes lui traversèrent l’esprit. Elle s’imaginait déjà entourée de vampires.
Une petite voix vint murmurer à son oreille gauche. Elle gémissait comme un enfant qui a faim et froid. Le murmure d’une femme la remplaça. Il disait : Nous n’aurions jamais dû descendre ici… C’est horrible… Tout est si…
À présent les voix allaient et venaient, s’approchant et s’en allant. Une foule invisible se pressait autour de Peggy, la caressant du bout de ses ailes innombrables.
— Tu veux que j’en attrape un dans ma gueule ? proposa le chien bleu. Ces volailles commencent à m’énerver. Je pourrais en croquer une en deux coups de dents. Ça me changerait des poulets miniatures de ta grand-mère !
— Non ! ordonna la jeune fille. Ne leur fais pas de mal. Je ne pense pas qu’elles soient animées de mauvaises intentions.
Elle hésitait encore à allumer la lampe. Elle avait peur de ce qu’elle allait découvrir.
« C’est peut-être un maléfice, pensa-t-elle, à force de descendre on finit par se changer en oiseau. C’est ce qui risque de nous arriver si nous ne touchons pas terre d’ici peu. »
N’y tenant plus, elle agita le pot à confiture rempli de vers luisants.
— Oh ! s’exclama-t-elle quand la lueur verdâtre envahit le puits rocheux.
Contrairement à ce qu’elle redoutait, les volatiles qui l’encerclaient n’avaient pas visage humain. C’étaient simplement des oiseaux… mais d’une race inconnue. Leur plumage était entièrement blanc, leurs yeux rouges, comme ceux des chauves-souris.
— Des créatures des ténèbres, décréta le chien bleu en montrant les crocs. Elles n’ont pas de couleurs mais elles ont peut-être du goût !
Peggy lui donna une tape sur le dos pour le faire tenir tranquille.
— Elles ne sont pas méchantes, lui lança-t-elle. Je pense qu’elles font comme les perroquets. Elles répètent ce que les gens disent en leur présence.
— Tu veux dire que ce sont des magnétophones ailés ? s’étonna le chien.
— Oui, exactement. Elles nous rapportent ce qui se dit en bas… Dans le royaume souterrain. Écoute !
Les deux amis tendirent l’oreille. Les oiseaux blancs, effrayés par la lumière, voletaient en désordre. Leurs voix se mêlaient. Elles disaient :
— Je veux remonter à l’air libre… Les carottes… les carottes géantes… elles rampent comme des crocodiles !
— Rien n’est normal ici. Les arbres marchent…
— Maman, j’ai peur…
— Le château… les ruines, les ruines maudites, il ne faut pas y pénétrer.
— Maman, j’ai peur… Maman, j’ai peur… Maman…
Les oiseaux reproduisaient à merveille les voix des humains.
L’un d’eux, attiré par la lampe comme un papillon par la flamme d’une bougie, gifla Peggy Sue avec son aile gauche. Au moment où il lui frôlait l’oreille, la jeune fille l’entendit qui criait :
— Les squelettes… Les squelettes ! Ils arrivent !
— Éteins la lampe ! ordonna le chien bleu. Ils sont en train de devenir fous.
Il disait vrai. Aveuglés, les oiseaux albinos s’étaient engouffrés sous la coupole du parachute dont ils attaquaient la toile à coups de bec.
— Bon sang ! haleta Peggy. S’ils le déchirent, nous tomberons comme un rocher basculant du haut d’une falaise !
Malheureusement, la torche phosphorescente s’éteignait fort lentement, aussi Peggy et le chien bleu durent-ils serrer les dents en attendant que l’obscurité se réinstalle. Les curieux volatiles continuaient à réciter les phrases ramenées du royaume d’en bas.
— Ça ne donne pas envie de poursuivre le voyage ! marmonna le chien.
— Je reconnais qu’on n’a pas l’air de s’amuser dans les territoires des abîmes, admit la jeune fille, mais il nous est difficile de remonter.
*
Cette nuit-là, ils dormirent assez mal car les oiseaux les harcelèrent, ne cessant de leur frôler les oreilles pour leur chuchoter d’inquiétants appels au secours. Peggy Sue se demanda si les gens d’en bas ne les utilisaient pas comme messagers, avec l’espoir que leurs paroles sortiraient du gouffre et provoqueraient l’envoi d’une expédition de secours.
Elle était très embêtée car les volatiles s’obstinaient à s’engouffrer sous la coupole du parachute et, s’y retrouvant emprisonnés, l’attaquaient à coups de bec.
— Les coutures vont craquer, grondait le chien bleu. Ils sont en train d’user la toile qui prend peu à peu l’allure d’un napperon de dentelle.
— Je sais, répondit Peggy. Mais comment les faire partir ? Si j’allume la lampe, ils deviendront encore plus fous !
Une heure plus tard, sans qu’on sache pourquoi, les oiseaux blancs disparurent.
— Quelque chose les a effrayés, chuchota Peggy Sue.
— Écoute ! souffla son compagnon à quatre pattes. J’entends de la musique… Une flûte !
— Oui… Plusieurs flûtes. Comme si on donnait un concert dans le gouffre. Ça se rapproche.
La chanson grêle des instruments était agréable à l’oreille. Peggy se surprit à la fredonner.
« Ce sont les gens qui nous précèdent, songea-t-elle. Pour tromper l’ennui, ils ont formé un orchestre. Ils jouent dans le noir, suspendus à leur parachute. »
Ma foi, c’était une occupation comme une autre ! La musique des pipeaux résonnait en échos mélodieux au long des parois rocheuses.
Peggy décida d’allumer la lampe pour signaler sa présence. Il serait plus agréable de descendre en groupe. La conversation combattrait l’ennui. Alors qu’elle agitait son pot à confiture rempli d’asticots phosphorescents, une silhouette effrayante se dessina dans la lumière verte… Un squelette suspendu à un parachute jouait de la flûte en soufflant dans un tibia percé !
Si la « torche » n’avait pas été attachée à son poignet par un lien de cuir, Peggy Sue l’aurait laissée tomber dans le vide sous l’effet de la surprise.
Le poil du chien bleu se hérissa de terreur. Par bonheur, le squelette ne semblait pas méchant. Il jouait de son instrument en se laissant porter par les courants d’air ascendants qui, en raison de son faible poids, le faisaient remonter vers la surface.
— Il… il y en a d’autres ! hoqueta le chien. Regarde en dessous !
La jeune fille se pencha. Effectivement, une dizaine de vieux parachutes tachés de moisissure tournoyaient dans les bourrasques. Chacun d’eux supportait un squelette occupé à souffler dans un tibia. L’orchestre d’outre-tombe s’appliquait à jouer une musique allègre, nullement macabre, et qui donnait plutôt envie de danser.
— Qui… qui êtes-vous ? cria Peggy.
La créature cadavérique qui volait à sa hauteur remua avec vélocité ses doigts maigres sur les trous de la flûte, la musique se modifia, et les notes s’assemblèrent pour constituer une étrange voix creuse.
— Je suis mort il y a bien des années, « dit » le squelette. Comme tous mes compagnons. Nous avions sauté dans le gouffre sans réfléchir, pour suivre le papillon. Aucun d’entre nous n’avait emporté de quoi boire ou manger. Nous sommes morts de soif au bout de quelques jours.
— Mais… mais tu parles… fit observer Peggy Sue.
— Oui, admit le squelette. C’est drôle, hein ? Je suppose que je suis une sorte de revenant. Ici, rien ne meurt vraiment. C’est une contrée magique, très étrange en vérité. Ma chair, mes muscles et tous mes organes sont tombés en poussière, mais mon esprit est resté prisonnier de cette carcasse osseuse. Afin de passer le temps, nous avons formé un orchestre. Nous jouons pour distraire ceux qui s’obstinent à sauter. Nous ne pesons presque rien, alors le vent soulève nos parachutes comme s’il s’agissait de cerfs-volants. Aimes-tu notre musique ?
— Ou… oui… bredouilla Peggy, un peu perturbée.
— Je suis content, dit le squelette. Notre but est de consoler les gens qui vont mourir avant d’avoir touché le fond. Nous essayons de leur prouver que, même mort, on peut continuer à s’occuper agréablement. Tu sais jouer du pipeau ?
— Non, avoua la jeune fille.
— Je t’apprendrai, déclara son interlocuteur. Je suis sûr que tu as des os très fins. Tu feras une excellente recrue pour l’orchestre.
Cessant de souffler dans son chalumeau[6], il manœuvra son parachute pour s’approcher de Peggy Sue. Celle-ci sentit les doigts durs du squelette s’enfoncer dans la chair de son bras pour la tâter.
— Oui, oui, reprit la voix creuse, une fois que le cadavre se fut éloigné. C’est bien ce que je pensais, tu as une belle ossature, très fine. Tes os devraient bien résonner dans le vent.
— Résonner ? bégaya Peggy.
— Oui, dit le squelette. Nous avons l’habitude de percer des trous dans nos ossements. Regarde ! Mes tibias, mes fémurs, mes cubitus… Tous sont évidés. Ainsi, je n’ai qu’à me balancer dans le vent pour que tout mon corps se transforme en flûte géante. C’est extrêmement amusant.
Joignant le geste à la parole, il se balança au bout des suspentes[7] de son parachute moisi. Comme il l’avait annoncé, les courants d’air s’engouffrèrent dans ses os creux… Et produisirent une musique aigrelette, nullement désagréable, et qui avait un goût de lait de chèvre.
— C’est bien, déclara Peggy. Je te remercie. Mais je compte bien arriver vivante en bas.
— Oui, j’imagine, fit le squelette conciliant. Tu as été plus prévoyante que moi. Je note que tu as emporté un chien pour le manger en route, mais tu verras, le chien cru, ce n’est pas fameux.
En entendant ces paroles, l’intéressé se mit à aboyer et à montrer les crocs. Chez lui, la colère prenait toujours le pas sur la peur.
— Oh ! Oh ! ricana le squelette, belle dentition ! Aucune carie, à croire qu’il se brosse les dents tous les jours. (Puis, s’adressant de nouveau à Peggy Sue, il ajouta :) Quand tu l’auras mangé, mets ses os de côté, je pourrai en faire des pipeaux.
Peggy dut serrer les bras autour de l’animal pour l’empêcher de sauter dans le vide. Il grognait et grondait comme le moteur d’une voiture de course.
— Nous n’aimons guère les chiens, précisa le musicien d’outre-tombe en se laissant emporter par la bourrasque ascendante. Ils ont trop de goût pour les ossements. Cela ne nous plaît pas du tout.
— Quelle histoire de fou ! haleta l’adolescente tandis que le squelette s’envolait au-dessus d’elle. Ma grand-mère ne m’a jamais parlé de ça ! Je m’attendais à tout sauf à trouver un orchestre funèbre dans la cheminée du volcan.
— Je n’aime pas ces gens-là ! grogna le chien bleu. Ils sourient de toutes leurs dents, mais à mon avis on ne peut pas leur faire confiance.
Peggy pencha la tête pour explorer le paysage du gouffre, en dessous. Elle dénombra une bonne douzaine de vieux parachutes, et tout autant de musiciens aux membres cliquetants. Certains la saluèrent au passage, en faisant claquer leurs mâchoires.
— C’est du morse, fit Peggy. Ti… taaa… ti… taaa… Tu entends ? Ils se servent de leurs dents pour nous envoyer des messages.
— Tu peux les déchiffrer ? s’enquit le chien bleu.
— Non, avoua la jeune fille. J’ai appris l’alphabet morse en camp de vacances, mais j’ai oublié.
*
Dans les jours qui suivirent, les squelettes se firent de plus en plus présents. Comme des yo-yo, ils ne cessaient plus de monter et de descendre, multipliant les occasions de passer à la hauteur de Peggy Sue. Chaque fois, ils la saluaient fort poliment, et lui jouaient de petits airs entraînants pour la distraire. Peggy avait du mal à les identifier car ils se ressemblaient tous. Souvent, ils se présentaient en esquissant une petite révérence :
— Salut, je suis Pib.
— Salut, je suis Jab.
— Salut, je suis Job.
Ces assauts de civilités agaçaient le chien bleu.
— Ils ont tous le même nom et la même tête, grognait-il, c’est d’un commode !
Au bout d’un moment, la jeune fille finit par trouver des repères. Le plus bavard se nommait Pib. Il était assez drôle, mais prenait un malin plaisir à taquiner le chien bleu.
— Ah ! Ah ! ricanait-il en défiant l’animal. Tu voudrais bien me grignoter les tibias, n’est-ce pas ? Ne rêve pas trop !
— Arrête d’agacer mon chien, protestait Peggy. Ça le fait gigoter. Chaque fois les lanières du harnais me cisaillent les épaules.
— Tu n’as qu’à le manger, lança Pib. Tu dévoreras sa chair et je ramasserai ses os. Cela t’allégera.
Peggy feignait de prendre ces déclarations pour des plaisanteries, mais elle commençait à penser que le squelette parlait sérieusement.
Elle fut confortée dans cette opinion par le manège suspect des musiciens d’outre-tombe. Ils se débrouillaient pour la heurter au cours de leurs allées et venues. Chaque fois ils s’excusaient pour ce heurt accidentel, mais il n’en demeurait pas moins vrai qu’à trois reprises elle eut bel et bien l’impression qu’ils cherchaient à lui arracher le chien bleu des bras.
— C’est curieux, chuchota-t-elle mentalement à son compagnon, j’ai dans l’idée qu’ils complotent contre nous.
— Je pense la même chose, répliqua l’animal. Ils nous cernent de trop près. Dès qu’ils sont au-dessus de nous, ils font crisser leurs doigts sur les suspentes du parachute pour les user. C’est comme si on promenait la lame d’un couteau sur les cordes d’une harpe. Je crois qu’ils nous préparent un sale tour.
La musique empêchait Peggy de réfléchir. Elle ne s’entendait plus penser et éprouvait de plus en plus de difficulté à établir un lien télépathique avec son compagnon.
Pib allait et venait, jouant les cerfs-volants macabres dans les courants d’air qui emplissaient la cheminée.
— Tu as tort de t’obstiner à rester en vie, lui déclara-t-il un jour. Ce qui t’attend dans le royaume souterrain n’est pas drôle. Tout fonctionne de travers, et la plupart des gens qui vivent là ont perdu la tête. Si tu restes avec nous, tu t’amuseras davantage. La musique t’enchantera l’âme et tu ne verras plus le temps passer. Je ne regrette pas d’être mort, tu sais ? Je suis beaucoup plus heureux depuis que j’ai rejoint l’orchestre. J’ai un peu pitié des autres… Ces pauvres gens devenus esclaves de l’ombre d’un papillon, et qui passent leur temps à la poursuivre pour s’y réfugier.
— Ils veulent être heureux, plaida Peggy.
— Tu parles ! ricana le squelette. En bas, il n’est pas question d’être heureux. Tout est si horrible qu’on vit dans la peur permanente. Quand on se réfugie à l’ombre du papillon, on cesse d’être terrifié, c’est tout. Il n’est plus question de bonheur.
— C’est réellement si horrible ?
— Oui, des monstres… Partout ! Je me félicite d’être mort de faim au bout de mon parachute avant d’avoir atterri au fond de la cheminée. Cela m’a épargné une existence de terreur. Si tu avais deux sous d’intelligence, tu écouterais mes conseils. Tu débouclerais les sangles de ton parachute… et tu sauterais dans le vide. Je te le répète, on ne peut pas mourir dans la cheminée. Profites-en. Après, une fois que tu auras pénétré dans la grande caverne du royaume des ténèbres, ce ne sera plus pareil. Rien ne te protégera.
*
Au fil des jours, Pib se révéla plutôt collant. Il harcelait Peggy Sue de discours chantonnants, dont il jouait les phrases sur sa flûte avec une grande délicatesse. Comme la jeune fille ne se rendait pas à ses arguments, il s’éloignait et – au passage – pinçait les suspentes du parachute entre ses doigts osseux.
— Ils sabotent les ficelles, mine de rien ! grommela le chien bleu. Un petit coup de cisaille par-ci, un petit coup de cisaille par-là.
— Tu as raison, lui répondit Peggy. Il faut se rendre à l’évidence : ils vont essayer de nous tuer pour nous rendre service… Parce qu’ils sont convaincus que c’est ce qu’il y a de mieux pour nous.
— De gentils assassins ! hoqueta l’animal. Il ne manquait plus que ça !
Peggy Sue se demanda comment les repousser ; hélas, elle ne disposait que de ses mains, de ses pieds… et les squelettes étaient nombreux.
Pib revint le lendemain. Parfois, il s’arrêtait de jouer pour pincer le biceps de la jeune fille. Chaque fois, Peggy avait l’impression que d’horribles petites pinces se refermaient sur sa chair.
— Tu as une belle ossature, radotait-il. Ton squelette produirait un son exceptionnel pourvu qu’on t’apprenne à danser dans les courants d’air. Il y a une place à prendre dans l’orchestre. Elle est à toi, si tu le désires.
*
Comme il fallait s’y attendre, trois suspentes craquèrent du côté gauche.
— C’est grave, expliqua Peggy au chien bleu. Le poids n’est plus correctement réparti sur la corolle. La toile va se déchirer.
Elle appela à l’aide, mais les squelettes soufflèrent plus fort dans leurs pipeaux pour couvrir sa voix.
— Les cochons ! gronda l’animal. Regarde un peu. Maintenant qu’ils savent que nous allons nous écraser, ils s’écartent pour nous laisser la voie libre !
Peggy tenta vainement de compenser la dérive du parachute dont la toile claquait tel un drap sur une corde à linge par un jour de grand vent.
Un craquement de tissu déchiré se fit entendre, amplifié par la résonance du gouffre. Immédiatement, le parachute partit sur la droite, à une vitesse folle.
— Il se met en vrille ! hurla Peggy. Essayons de nous rapprocher de la paroi et de nous agripper aux roches.
Elle donnait des coups de reins furieux pour infléchir la trajectoire du parachute. Elle avait conscience de tomber de plus en plus vite. Elle tendit les mains, en aveugle, pour essayer de toucher la paroi. Le choc fut rude, et elle cria de douleur. Ses mains dérapaient sur la roche sans parvenir à agripper une saillie. Elle eut vite les paumes à vif. Enfin, alors qu’elle se préparait déjà à mourir, ses bras se refermèrent sur un piton de granit. Elle s’y suspendit tandis que le parachute s’affaissait, la recouvrant tel le suaire d’un fantôme.
— Je distingue une plate-forme ! grogna le chien bleu. Je vais sauter. N’essaye pas de me retenir. De cette manière tu seras moins lourde et tu pourras te hisser sur la corniche.
Peggy ne tenta même pas de protester. Elle souffrait tant des épaules qu’elle avait l’impression que ses bras allaient s’arracher de son corps d’une seconde à l’autre. D’une détente des cuisses, le petit animal se projeta hors du harnais. Peggy l’entendit rouler dans les cailloux.
— Ça va ? cria-t-elle, terrifiée à l’idée qu’il ait pu rater son coup et tomber dans le vide.
— Ça va, confirma le chien. Grimpe vite. Il y a une espèce de plate-forme. On peut y tenir assis.
— J’arrive, haleta l’adolescente, aide-moi. Le parachute me tire en arrière.
— Jette-le !
— Non, nous récupérerons les suspentes pour tresser des cordes. Nous ne pourrons pas rester trois mille ans sur ce perchoir, il faudra bien continuer la descente d’une manière ou d’une autre.
Le chien bleu s’avança au bord du gouffre et, saisissant les harnais entourant la poitrine de Peggy Sue, commença à la haler en s’arc-boutant sur ses pattes.
Quand la jeune fille prit enfin pied sur la corniche, elle était couverte d’écorchures, et ses paumes à vif lui faisaient mal.
— Nous voilà dans une sacrée galère, soupira le chien bleu.